Chapitre XXI
Une des plus remarquables réussites techniques du Noyau était le développement des dragues-catapultes au moyen desquels des blocs de ferro-nickel bruts, de cent tonnes, pouvaient être attrapés sur orbite autour de Syman, accélérés à un dixième de la vitesse de la lumière et propulsés sur une trajectoire précise pour un vol de vingt ans dans l’espace. Aucun acier ne pouvait supporter les efforts et les tensions auxquels étaient soumises les catapultes ; un ingénieux cordage composite avait été mis au point. Au centre de chaque brin passait un filament d’un métal si hautement comprimé que ses atomes avaient été brisés et ses éléments, électrons et noyaux, amalgamés pour atteindre une densité comparable à celle des naines blanches. Ce fil incroyable, dont jamais un brin n’avait pu se casser et qui représentait à lui seul quatre-vingt-dix-huit pour cent du poids de la drague elle-même, était enveloppé d’une gaine d’un alliage spatial capable de résister aux efforts et à l’usure du travail, même dans les grands froids de l’espace. De nombreux torons de ce fil composite formaient un cordage avec lequel étaient tissés les immenses dragues constituant les catapultes cosmiques. Sur Syman, il y en avait en abondance.
Ayant pris le contrôle d’une des plates-formes d’ascenseurs, le commando para-ion était descendu de deux kilomètres au premier niveau et était sorti par les sas étanches sans rencontrer d’opposition ouverte. Ils se trouvèrent dans une large galerie de métal où des rails encastrés dans le sol indiquaient comment les blocs de ferro-nickel extraits du cœur de la planète étaient transportés jusqu’aux plates-formes. La galerie était déserte et bien qu’elle fût brillamment illuminée, il était douteux que les hommes para-ion aient songé à s’interroger sur ce que signifiait la grande drague qui couvrait le haut plafond. Ils ne virent certainement aucun danger immédiat quand, l’arme au poing, ils avancèrent en groupe ordonné vers les étincelants tunnels débouchant dans la galerie. Ils étaient approximativement à mi-chemin de leur premier objectif quand les écrous explosifs maintenant l’immense drague au plafond sautèrent simultanément et le lourd filet métallique s’abattit sur eux.
Le poids de ce filet était tel que, si les hommes n’avaient été en para-ion, il les aurait complètement écrasés. La plasticité des enveloppes d’énergie qui recouvraient chaque entité protégea la plupart d’entre eux de la mort mais ils furent cloués au soi, impuissants, sous l’effrayante pesanteur. Leurs souffrances étaient réelles, cependant, à cause de la déformation des enveloppes énergétiques, et ne se calmeraient pas avant qu’ils soient soulagés de cette pression.
Soudain, la galerie s’emplit de bruit et une voix, amplifiée pour rivaliser avec les trompettes du jugement dernier, leur parla lentement.
« Soldats-ions, nous vous offrons un choix simple. Chacun de vous est programmé pour une réversion mortelle si vous ne vous présentez pas à la paraformation pour revenir à votre identité normale, dans le délai qui vous est imparti. Nous sommes tout prêts à vous laisser où vous êtes jusqu’à cette réversion fatale, comprenez-vous ? »
Un silence tomba sur les hommes pris au piège et ils attendirent la suite.
« Mais vous avez le choix. La plupart d’entre vous sont des coloniaux du Noyau enrôlés de force dans le service terrien. Nous sommes prêts à sauver ceux-là, avec notre propre paraformateur. Le prix à payer par ceux que nous prendrons, c’est d’accepter de se consacrer à la guerre de Liam plutôt qu’à celle de Terra. Quiconque est d’accord est prié de l’indiquer par un geste. »
Chez les hommes terriblement écrasés sur le sol, la réaction fut immédiate, et une forêt de bras s’agita à travers les mailles. Seul, l’officier commandant le peloton refusa. Au prix d’un effort surhumain, il parvint à changer de position et à braquer un laser lourd, à la fois pour abattre quelques-uns des haut-parleurs et pour couper le filet qui l’enserrait.
Des tunnels transversaux, six hommes bizarrement vêtus, également en état para-ion, débouchèrent dans la galerie portant des havresacs modulateurs manifestement improvisés. L’officier tourna sur eux son laser mais sans effet, naturellement, et ils marchèrent sur lui. Chacun portait un gros bloc de ferro-nickel grossièrement équarri. Quand ils les laissèrent tomber sur lui, il ne bougea plus.
Les étranges hommes-ions examinèrent le tas pris au piège, extirpèrent des armes à travers les mailles, puis amenèrent plusieurs palans avec lesquels ils soulevèrent un côté de la drague pour libérer lentement les hommes pris au piège. Traînant ceux dont l’enveloppe d’énergie était lente à revenir à sa forme originelle, ils les firent tous monter sur de petits wagonnets automatiques qui foncèrent dans les tunnels vers la paraformation pour le retour à l’identité moléculaire et un examen rapide et impitoyable de Liam Liam.
Seul l’officier, toujours sous sa pile de briques métalliques, restait, quand les signaux d’alarme indiquèrent que la plate-forme descendait de nouveau. Oubliant leur précédente occupation, les étranges hommes para-ion prirent position en hâte autour du sas de l’ascenseur, de façon à tenir le secteur sous le feu de leurs armes. Comme ils tenaient tous les membres du commando para-ion terrien, ils supposaient avec raison que, cette fois, la plate-forme n’amènerait que des commandos ordinaires. Les hommes-ions de Liam commencèrent à tirer avant même que le sas ne s’ouvre et ils continuèrent jusqu’à ce qu’ils s’aperçoivent que deux silhouettes émergeaient indemnes des salves des fulgurants et comprennent que c’était là deux combattants para-ion d’une tout autre classe.
La première était une femme qui se déplaçait avec une rapidité et une aisance que l’on pensait impossibles en état para-ion. Elle bondit littéralement au milieu d’un groupe de défenseurs fantômes, les dispersant physiquement, en opposant à leur maladresse inexperte une adresse si exercée et si rageuse qu’ils reculèrent, consternés. Son compagnon, tout en n’étant pas animé du même enthousiasme meurtrier, prit une pose tout aussi menaçante ; au bout de deux minutes, les nouveaux venus étaient maîtres du champ de bataille. Déroutés, les hommes-ions de Liam battirent en retraite dans les corridors tandis que l’incroyable femme-fantôme, le visage rayonnant d’un mépris triomphal, s’avançait au milieu de la galerie et criait d’une voix forte :
« Liam Liam ?
— Je t’entends. »
La voix de Liam tomba des haut-parleurs, mais elle avait perdu ses accents menaçants.
« Montre-toi. Nous avons à causer. »
Il y eut alors une pause, pendant laquelle rien ne parut se passer, et puis Liam Liam apparut soudain, contre les parois luisantes à l’entrée d’un des tunnels, les reflets métalliques accentuant la laideur intelligente de ses traits.
« Tu n’aurais pas dû venir ici, dit immédiatement Absolue. Tu as joué ta carte trop tôt et au mauvais endroit. Tout le but de l’opération Syman était de découvrir si vous aviez obtenu la capacité para-ion et, dans l’affirmative, de la détruire. La Flotte n’attend qu’une preuve de ce que vous avez accompli, puis elle s’éloignera et transformera Syman en soleil. Rien n’échappera.
— Que dois-je faire, alors ?
— Si Syman se rend totalement et sans résistance, la planète sera peut-être sauvée. Mais ton équipe-ion menace directement tout compromis pacifique. Si Syman n’est pas détruite, alors il faut une preuve que ta menace a été neutralisée.
— Quel genre de preuve serait acceptable ?
— Vos têtes feraient l’affaire. Tu pourrais rendre à tous tes hommes leur identité moléculaire et les amener ici. Je me chargerai personnellement de leur exécution. Ou…
— Ou quoi ?
— Si tu as un vaisseau, tu peux tenter de le ramener dans l’espace. Avec ce que la Flotte a en réserve pour toi, tu as peu de chances d’en sortir vivant mais, au moins, le danger de ta présence sera éloigné de la planète.
— Est-ce que cela assurera la sauvegarde de Syman ?
— Non. Ça modifiera simplement les probabilités. Mais ce serait le seul facteur positif dans l’ensemble des décisions.
— Alors j’ai peu de choix, on dirait. »
Une multitude de signaux d’alarme indiqua qu’une seconde plate-forme venait de quitter la surface.
« Mais il va me falloir un peu de temps pour que je ramène mon vaisseau à l’ascenseur, dit Liam.
— Si ce n’est que du temps qu’il te faut, je pourrai peut-être t’en trouver. »
Liam salua gravement, puis il repartit en courant par le tunnel d’où il avait surgi. Absolue examina les signaux d’alarme, s’orienta et choisit un chemin vers la base de l’ascenseur qui descendait. Dam la suivit ; elle le plaça juste devant le sas d’où le commando émergerait.
« Tu sais ce que tu as à faire, Amant ?
— Les couvrir.
— Non, bougre d’imbécile ! Les tuer !
— Les tuer… ?
— Comment diable est-ce que Liam Liam trouverait le temps de lancer son vaisseau de cette planète ? Si ce commando passe, ce sera une bataille à mort. Et quand le Commandement apprendra la présence d’un appareil para-formateur ici, il n’aura d’autre choix que de transformer Syman en nova, et toi et moi en ferons partie. Ne crois pas qu’ils prendront la peine d’évacuer d’abord leurs propres hommes. Nous sommes strictement sacrifiables. »
Dam choisit gravement ses armes et s’entraîna à couvrir la porte du sas en la balayant largement. Absolue se tenait à côté de lui, l’arme basse mais sur le qui-vive, comme un fauve à l’affût, attendant l’ouverture. Quand la grande porte s’entrebâilla, un feu nourri en jaillit ; le commando, ne sachant quel genre de réception les attendait, tentait d’assurer sa sortie. Il n’eut pas de chance. Invulnérables aux armes terriennes. Dam et Absolue ouvrirent le feu. Bientôt l’étroit espace fut rempli d’un enchevêtrement de cadavres tordus. Dam et Absolue durent dégager les portes avant de pouvoir refermer le sas et gagner l’ascenseur, espérant trouver le salut dans l’espace, à bord de la chaloupe qu’ils avaient laissée à la surface.
Le vaisseau de Liam Liam était déjà parti, tandis que l’ascenseur montait rapidement. Lorsque la plate-forme atteignit la surface, le petit vaisseau-paraformateur s’élevait vers les cieux, dans une tentative désespérée pour percer le réseau de vaisseaux spatiaux vengeurs rangés au-dessus de lui.
La flotte terrienne, cependant, avait ses propres problèmes. Tout d’abord, l’ordre était venu de s’éloigner de Syman, au cas où il deviendrait nécessaire de transformer le monde de métal en nova. A peine la flotte avait-elle commencé à manœuvrer que les abords de la planète s’étaient soudain emplis d’énormes masses de métal volant : les vaisseaux-catapultes de Syman avaient été rejoints par ceux de Toroliver dans le but concerté d’intercepter et de ramener dans le voisinage de l’orbite de Syman une partie considérable des blocs de ferro-nickel expédiés durant les derniers mois par la navette-catapulte.
Si les croiseurs cuirassés n’avaient pas à craindre un grand danger des blocs inertes de cent tonnes, la présence de ces objets accaparait les détecteurs et les commandes de tir automatique, et la fragmentation des blocs que les missiles mettaient en pièces accroissait encore les dangers de la navigation et la fréquence des alertes. Incapable de maintenir des orbites de parking sûres parmi des millions de tonnes d’énormes projectiles de ferro-nickel, se mouvant à toutes les vitesses et sous tous les angles concevables, le commandant de Secteur ordonna le repli vers un rendez-vous dans l’espace.
Tandis que la force de guerre se retirait, le commandant de Secteur prit la décision d’éliminer complètement Syman. Deux vaisseaux-arsenaux piquèrent pour semer leur cargaison : des anti-noyaux destinés à catalyser une réaction nucléaire directement inverse de l’évolution normale des éléments lourds sous l’action des protons d’hydrogène. Un de ces vaisseaux calcula mal le temps de retard de la charge ; tous deux furent avalés par la grosse boule en expansion d’un soleil miniature, nouvellement créé, qui naquit brutalement là où avait existé le monde métallique de Syman.
Profitant du détournement d’attention de la Flotte, le petit vaisseau-paraformateur qui transportait Liam Liam, son équipage original et tout un commando para-ion entraîné sur Terra, fonça à une allure suicidaire parmi les débris spatiaux, en tentant frénétiquement de devancer les langues de feu jaillissant du soleil nouveau-né. Un œil prudent sur l’intégrité des boucliers anti-radiations, qui seuls sauvèrent le vaisseau de la stérilisation biologique, Liam conservait un calme glacial. Ceux qui l’entouraient étaient encore assommés par le choc de la destruction gratuite de Syman, mais Liam avait déjà accepté la perte de la planète comme l’un des plus graves sacrifices de la guerre. L’incident de Syman lui avait rapporté assez d’hommes para-ion expérimentés pour entraîner toute une armée s’il le fallait ; dans ce domaine critique, il atteindrait bientôt la parité avec Terra. L’espoir venait à présent s’ajouter à sa détermination antérieure.